Conférence
de Jòrdi Labouysse
07
décembre 2010
D’étranges
Demoiselles
"La mise en vigueur du nouveau code forestier avait
irrité généralement le peuple des montagnes…"
Vincent de Chausenque
Capitaine du Génie – 1829
Mais qui sont ces "Demoiselles" ?
Quel est donc ce conflit?
Son origine?
Son issue?…
“ La mise en vigueur du nouveau code forestier avait
irrité généralement le peuple des montagnes… ” Victor de Chausenque |
5
avril 1829 à Moulis en Ariège ! Les cheveux
longs, le visage barbouillé de noir, la tête coiffée d’un bonnet burlesque et
cachée sous une voilette de tulle, les sourcils et la moustache implantés de
poils de cochon, un pantalon de bure grise à demi caché sous une longue chemise
de lin blanche serrée à la taille par une ceinture rouge, armées de haches, de
faux et de gourdins, elles renversent les meules et les cabanes des
charbonniers, elles tirent en l’air avec quelques fusils de chasse pour
effrayer et déloger les gardes qui protègent les gros propriétaires forestiers…
ELLES ! ce sont
les “ Demoiselles ” qui harcèlent des “ Salamandres ” sur
un théâtre d’opérations limité aux Pyrénées ariégeoises et commingeoises.
Une drôle de guerre qui va durer 43 ans et ne comptera que deux morts !!!
Une véritable guérilla qui va mettre en émoi toute une région et qui sera
l’objet de toutes les conversations dans les chaumières du Couserans et du
Comminges comme dans les rues de Toulouse, en cette année 1829 où la monarchie
absolue vit ses derniers instants en France, à l’aube de la révolution
industrielle.
Mais qui sont ces
“ Demoiselles ” et ces “ Salamandres ” ? Quel est donc
ce conflit ? son origine ? ses opérations ? son issue ?…
Autant de questions auxquelles nous allons essayer de répondre
Depuis
des temps immémoriaux, les paysans pauvres des Pyrénées utilisaient
gratuitement la forêt pour survivre : troncs d’arbres pour construire leur
habitation, bois mort pour se chauffer, pacages pour de petits troupeaux,
braconnage et cueillette sauvage, défrichement et brûlis pour une mise en
culture de quelques parcelles…
Nous savons qu’au
Moyen Âge le roi et les seigneurs laïcs ou ecclésiastiques étaient
propriétaires de l’ensemble des forêts, dont ils accordaient cependant des
droits d’usage aux paysans, des droits concédés parfois volontairement ou plus
souvent, après de longues luttes. Mais si dans
Ce fut en effet le cas au XIIIème siècle pour le
Couserans avec la concession de droits forestiers par le Comte de Foix en
faveur des communautés de la région de Saint-Girons. Il en fut de même pour les
communautés rurales du Luchonais par le Comte de
Comminges. C’est d’ailleurs dans ces deux régions que se propagera au XIXe
siècle la fameuse “ Guerre des Demoiselles ”.
Avec
Mais il y a plus
grave pour les paysans pauvres des Pyrénées. Les forêts seigneuriales de
l’Ancien Régime devenues “ biens nationaux ” sous
Ceux-ci contestèrent
tous les droits ancestraux des anciennes communautés rurales, recrutèrent alors
des gardes forestiers privés pour bouter les paysans hors de leurs domaines,
déboisèrent sans pitié pour alimenter l’industrie et les nouvelles machines à
vapeur. Mais, alors que la valeur du bois subissait une inflation galopante en
raison de la forte demande industrielle – la houille n’était pas encore au goût
du jour ! –, la forêt restait incontournable pour la survie des
communautés paysannes d’Ariège dont la population venait d’augmenter de 30% en
30 ans !
Or
c’est dans ce contexte que sera voté le code forestier de 1827 qui mettra le
feu aux poudres dans l’Ariège ! Lors des débats parlementaires, le député Terrin de Santas justifie cette loi : “ L’industrie
dont la prospérité augmente tous les jours demande à nos forêts d’immenses
ressources que les fouilles dans les entrailles de la terre ne peuvent remplacer,
surtout pour la qualité du combustible ”.
Franchises et droits
d’usage ancestraux furent ainsi supprimés et par voie de conséquence tout
paysan qui continuait à les pratiquer était considéré comme un “ hors la
loi ” et condamné à de fortes amendes ou embastillé ! Pour
Saint-Girons, on cite le nombre de procès-verbaux pour délits forestiers qui ne
cessera d’augmenter chaque année : ils étaient de 192 en 1825,
ils seront de 830 en
1833 et de 2300 en 1840 ! Un vieillard s’est même vu condamner à Tarbes à
11,60 F d’amende – plus les dépens et dommages-intérêts – pour avoir
récolté dans un bois 25 cl de glands !… Heureusement que le ridicule ne
tue pas !!!
Napoléon Ier désignait l’Ariège comme “ le
pays du fer et des hommes ”. Les hommes pour l’armée… et les mines de
fer pour les maîtres de forge. Ces derniers étaient en général de gros
propriétaires forestiers qui décimaient les forêts pyrénéennes – en moyenne
Quand les communes
et les paysans réclamaient l’exercice de leurs droits immémoriaux, les juges
complices des maîtres de forge exigeaient la production de documents écrits
qu’ils savaient disparus depuis longtemps !
Et pour asservir
totalement les populations indigènes qu’ils avaient privées de leurs terres
ancestrales et de leurs moyens de subsistance traditionnels – selon des
procédés utilisés dans tous les pays colonisés –, ces mêmes propriétaires
forestiers se rendaient maîtres de tout le petit commerce local :
plusieurs disettes s’en suivirent ; misère et répression caractériseront
cette période dans la haute Ariège, le haut Comminges et le Pays de Sault.
Les
conditions de vie de ces montagnards sont ainsi de plus en plus rudes. Ils
vivent en autarcie dans des vallées cloisonnées où les moyens de communication
sont difficiles. Ils consomment ce qu’ils produisent et – en l’absence de radio
ou de télévision ! – ils ne connaissent pas ce qui se passe à l’extérieur.
La plupart du temps, ils ignorent même les changements successifs de régime
depuis
Ils s’en sont
d’autant moins aperçu que pour eux
Mais ceux qu’ils
rencontrent régulièrement, ce sont les charbonniers qui détruisent leurs forêts
au profit des maîtres de forges, et les gardes forestiers qui sont les agents
permanents de la répression.
Ces derniers sont particulièrement redoutés et détestés par les
paysans pauvres qui les ont surnommés les “ salamandres ” en raison
de leur uniforme jaune et noir. En effet, ces gardes sont payés par l’État ou
par les propriétaires privés… plutôt mal que bien, à tel point que pour
“ arrondir ” leurs fins de mois ou de trimestre, ils n’hésitent pas à
laisser des villageois les plus riches frauder dans la forêt… quitte ensuite –
ils sont assermentés – à désigner les paysans pauvres comme auteurs des
délits !
En 1828. la coupe
est pleine ! La révolte gronde ! C’est alors que des fées sortiront
des forêts et que d’étranges demoiselles vont démoraliser les salamandres des
maîtres de forges pyrénéens par une guérilla habilement conduite durant plus de
40 ans !…
“ Les habitants les plus paisibles étaient tous disposés
en faveur des Demoiselles… ” Victor de Chausenque |
Jeudi 4 septembre 1828
à Sentein dans l’Ariège : tout est calme !
Soudain des paysans en colère prennent la mairie d’assaut ; on casse les
coffres, à la recherche de documents qu’on ne trouvera pas ! C’est que les
nouveaux propriétaires forestiers, qui sont souvent aussi maîtres de forge,
contestent aux communautés paysannes des Pyrénées la propriété des forêts dont
elles avaient hérité depuis l’Antiquité ou le Moyen Âge.
Alors ces paysans
pauvres, sommés par la justice de montrer leurs titres de propriété depuis
longtemps disparus vont rechercher ces anciennes chartes qui prouveraient leur
bonne foi. Acculés au désespoir, ils entreprennent des actions qui marqueront
la mémoire collective de ce pays. Ainsi, en février 1829, dans la forêt de Bethmale, des agents de la répression – les fameux
gardes-forestiers payés par les propriétaires privés ou l’État et que la
population surnommera les Salamandres – perquisitionnent sans ménagement
les maisons de quelques paysans isolés. Surgissent alors huit hommes déguisés
et armés d’instruments divers, qui les chassent… C’est le début d’une
insurrection permanente.
Fin mai de cette
même année, près de Saint-Lary en vallée d’Autrech : un troupeau de moutons accompagné de six
bergers broute dans la forêt domaniale qui leur est interdite. Une vingtaine de
gardes-forestiers conduits par le chevalier d’Antras
sous-inspecteur des eaux et forêts, tente de s’emparer des bêtes. C’est alors
qu’un bruit assourdissant résonne à leurs oreilles : trente Demoiselles
donnent l’alerte avec leurs trompes d’appel. Aussitôt une centaine de
paysans envahit le secteur, encercle les salamandres qui ne trouvent leur salut
que dans la fuite.
Quelques jours
après, toute la région de Castillon est en émoi et,
dès janvier 1830, les Demoiselles sont maîtres du terrain non seulement
dans le sud de l’Ariège, mais aussi depuis Aspet et
Saint-Béat en Haute-Garonne jusqu’à Belcaire dans
l’Aude !
Des faux, des
bâtons, des haches, quelques fusils de chasse pour tirer en l’air (!) : ce
sont les armes hétéroclites et modestes de cette “ armée ” qui
effraie les autorités. Une armée “ de l’ombre ” constituée de petits
commandos d’hommes déguisés en demoiselles, très mobiles, qui apparaissent et
disparaissent comme par enchantement là où on ne les attend pas…
à l’image de ces
nombreuses apparitions séculaires de fées ou de vierges miraculeuses qui
peuplent sur la chaîne pyrénéenne “ las tutas
deras hadas ” ou
“ las tutas de las fadas ”…
Le
13 mars 1830, Hippolyte Galy-Gasparrou notaire et maire-adjoint de Massat
tombe face à une “ armée ” de Demoiselles qu’il décrit
ainsi : “ Le chef avec qui je parlais était d’une taille très
élevée, portait un jupon par-dessus son pantalon de bure grise, avait une peau
de mouton sur la tête qui lui recouvrait la figure, où il avait fait trois
ouvertures pour y voir et respirer; il portait un sabre de cavalerie légère. Un
autre, armé d’une hache et d’une taille ordinaire, était recouvert d’une
chemise resserrée par une ceinture rouge où était attaché un pistolet d’arçon ;
il avait la figure barbouillée de noir, avec des poils de cochon implantés sur
toute la figure, et principalement les sourcils et la lèvre supérieure; il
était coiffé d’un vieux shako. Le reste de la troupe était à peu près costumé
de la même façon. “
Dans l’espoir de se débarrasser des charbonniers, des gros propriétaires forestiers et de leurs gardes, les Demoiselles vont pratiquer des méthodes d’action qui se révéleront très payantes.
Tout d’abord, pour
déstabiliser l’adversaire (comme le feront les Résistants et les Maquisards
durant l’occupation allemande), on va le harceler en permanence par des lettres
de menace, des placards sur des édifices publics. des raids à domicile…
La lecture de ces
lettres montre que c’est toute une population qui s’insurge ou du moins qui est
complice. En effet, certaines sont manifestement écrites par de simples paysans
dans un français fortement occitanisé : “ Par
ordre des Demoiselles supérieures, parvenons (prévenons) le peuple de la ville
de Massat que le premier individe
(individu) qui alougéra (logera) Fournié,
sa maison sera démoulli la pière
de dessus dessous. Nous parvenons les cler (les
curés) de Massat quand les gardes iront dans les afourés (les forêts) dalér sounér ala gounie
(sonner le glas : sonar l’agonia) pour héeux. Signée Mademoiselle Laporte. ”
D’autres dans un
français plus “ académique ” sont sûrement l’œuvre d’intellectuels du
village, comme celle-ci adressée au maître de forge de Sauzat :
“ Monsieur, Le Chef du régiment des Demoiselles a l’honneur de vous
représenter que les forges qui sont proches des forêts doivent être détruites à
fond et la vôtre est du nombre. Vive la liberté. ”
La guérilla
constitue un autre moyen très efficace pour faire plier l’adversaire ici comme
ailleurs dans l’Histoire du Monde : des attaques surprises par de petits
groupes très mobiles qui se fondent dans la nature et dans la population. Ainsi
l’action des Demoiselles rencontre de plus en plus la faveur des
villageois, à tel point qu’elles n’hésitent pas se manifester en plein jour
avec parfois un “ culot ” monstre, comme ce défilé en armes et en
musique en pleine fête du village de Balaguères le
24 janvier 1830… Trois jours plus tard, “ elles ” sont 500
à pénétrer tranquillement dans la mairie de Massat
pour déposer leurs doléances : suppression de toute taxe sur le ramassage
du bois de chauffage dans les forêts et surtout le départ des
gardes-forestiers !
Deux compagnies
d’Infanterie de ligne viendront alors occuper cette ville de
4000 habitants… après le départ des 500 Demoiselles… qui
réapparaîtront le 17 février : et là “ elles ” seront 800 pour
encercler les troupes de Charles X dans Massat
assiégée ! L’affrontement aurait pu tourner au carnage sans l’habile
négociation conduite par le maire-adjoint Galy-Gasparrou qui permit la levée
du siège par les Demoiselles.
Toutes ces actions auront des conséquences positives pour les
insurgés, puisque, paniqués à l’idée de rencontrer une demoiselle. les
gardes-forestiers et les charbonniers même encadrés par des soldats hésiteront
dés lors à accomplir leur mission…
L’attitude
des autorités face à ces “ Z’événements ”
(comme dirait Coluche !) est très amusante.
Dans un premier
temps, devant leurs récits de plus en plus fantastiques et alarmants, les
gardes-forestiers sont traités de poltrons visionnaires… tandis que de
leur côté les gendarmes affirment n’avoir jamais rien vu ni rien
entendu… À croire que les destructions des maisonnettes des charbonniers
ou les abattages d’arbres destinés aux maîtres de forge, les incendies de
domaines ou les “ bastonnades ” endurées par les salamandres… sont
l’œuvre de quelque esprit malin de la forêt !
On ne peut fermer
les yeux trop longtemps. Alors on s’en prend comme de coutume à de mystérieux
agents de l’étranger: le préfet de l’Ariège n’hésite pas à affirmer :
“ Ce qui
d’après mes informations me paraît le plus vraisemblable, c’est que ce sont des
Espagnols poursuivis dans leur pays, quelques déserteurs des communes
environnantes et deux Castillonnais condamnés à mort
par contumace. ” !
Mais devant
l’ampleur de la révolte qui atteint environ 150 000 personnes vers
1830, ce même préfet traite les paysans ariégeois de cannibales et il écrit au
Président du Conseil le 30 juillet 1831 que les Ariégeois sont
“ aussi sauvages et brutaux que les ours qu
ils élèvent ”… Bravo l’ambiance !
Alors ces Demoiselles
qui sont-elles en réalité ? En général des jeunes de moins de 20 ans,
qui sont rejoints par des déserteurs et des insoumis fort nombreux dans nos
régions depuis les guerres napoléoniennes,
encore plus sous
Louis XVIII et Charles X. Rappelons-nous à ce sujet la célèbre chanson du
conscrit languedocien :
Leu
soi un paure conscrit
de l’an mil uèit cent dètz.
Me cal daissar lo Lengadòc
per m’en anar a la mort.
Toutefois
quelques anciens militaires feront profiter de leur expérience ces demoiselles
particulières.
De
plus, comme les Pyrénées n’ont jamais été une frontière pour ces montagnards,
les habitants de Lez et de Bosost dans le Val d’Aran soutiendront activement leurs frères gascons de
Saint-Béat ou de Luchon.
Contrairement à ce
qui se passe en général dans une guerre ou un soulèvement
“ classique ”, nous n’avons pas ici chez les Demoiselles une
grande armée avec une hiérarchie et un commandement unique. Il s’agit plutôt de
petits groupes très mobiles de quelques dizaines d’hommes dans chaque village,
avec chacun son chef, qui évoluent d’une manière autonome sur un terrain qu’ils
connaissent bien. Des hommes qui disparaissent rapidement après une action de
commando et que l’on retrouve aussitôt après paisiblement occupés dans leurs
champs !
Et pourtant, en
entreprenant quelques actions combinées de grande envergure, comme nous l’avons
vu plus haut, ils ont réussi à “ intoxiquer ” les autorités :
leur armée compterait 1 200 000 hommes du Pays Basque à
“ Messieurs du gouvernement, si vous ne détruisez pas
les gardes forestiés, vous allez voir une grande
guerre en France dans peu de temps… ” Les Demoiselles du Saint-Gironnais |
Dans
l’illustré
On
l’appelait Vidalou. Il était haut de taille, musclé
comme un hercule; sa tête, toujours droite. était un type de fierté. Il avait
à volonté des caresses ou de la dureté dans ses regards, de la dignité ou du
cynisme dans ses paroles. Il avait eu cependant un obstacle bien grave pour
faire accepter sa supériorité : il était bossu. Jean Vidalou
était d’un village perdu dans les gorges. Le son de la corne d’alarme ne lui
serait jamais parvenu s’il ne se fût trouvé dans les montagnes au moment où
le soulèvement éclata. Il devinait d’instinct que dans cette agitation il
aurait sa place. Ses espérances ne l’avaient pas trompé: les paysans
sentirent sa domination morale et lui remirent le commandement général des
bandes de Demoiselles. |
Les
pouvoirs publics, eux, tiendront un langage différent, propre à terroriser non
pas les terroristes, mais la bourgeoisie établie, les grands propriétaires et
les agents gouvernementaux. On parlera alors de “ fusillades horribles,
d’assassinats de charbonniers, de malheureux défenseurs enterrés vivants sous
les ruines des forteresses abattues par les paysans ” !…
Autant
de propos officiels qui prêtent à sourire quand on sait que cette
“ guerre ” ne fit que deux morts en 43 ans : du côté du
parti de l’ordre, un garde forestier abattu par des paysans en 1867 ; et
du côté des Demoiselles, François Baron tué par
les “ Salamandres ” en 1832.
Au moment même où
Charles X puis Louis-Philippe Ier entreprennent la conquête
militaire de l’Algérie, le gouvernement français tente d’occuper l’Ariège pour
réprimer avec force la rébellion en envoyant un ancien des guerres
napoléoniennes, le général Lafitte, à la tête d’une armée de 13 compagnies
d’infanterie de ligne et 8 brigades de gendarmerie, soit une moyenne d’un
militaire pour 126 habitants !
Mais pour quelle
efficacité ? C’est oublier que nous sommes là en présence d’une guérilla
de paysans de la montagne qui d’une part connaissent parfaitement leur pays
face à des militaires “ étrangers ” et qui, d’autre part, ont le
soutien de toute la population (hormis les grands propriétaires) y compris la
grande majorité des maires. des francs-maçons et du clergé, des douaniers et
aussi des postiers qui n’hésitent pas à saboter le courrier administratif !
Dans ces conditions,
inutile d’introduire des espions dans la population ou “ de créer un
service de renseignements ” puisque, comme l’écrit le préfet d’Ariège
au ministre de l’intérieur le 5 avril 1830 : “ Les
paysans de l’Ariège ont, en ce qui concerne les forêts, des intérêts tellement
liés qu’on ne peut espérer trouver parmi eux des agents secrets de l’autorité
qu’en les achetant assez cher ”.
Des arrestations
auront bien lieu, des procès en cours d’assises à Foix et à Toulouse seront
tenus avec force publicité pour effrayer la population, mais faute de preuves
suffisantes les accusés seront souvent relâchés… Et ceux qui seront condamnés
passeront pour des héros aux yeux de tous ! Devant l’inefficacité de ces
procès, le gouvernement va durcir la répression et s’attaquer au porte-monnaie
des communes en instituant la notion de “ responsabilité
collective ” pour tout acte délictueux commis sur le territoire
communal, même par un seul habitant !
Des amendes de plus
en plus considérables et exigibles sur le champ frapperont les communes qui se
verraient contraintes d’augmenter les impôts directs de 70 à plus de 450%,
d’après le calcul des historiens ! Une exigence impossible à satisfaire…
Comme au bon vieux
temps des dragonnades de Louis XIV contre les Protestants, des soldats logés et
nourris chez l’habitant qui devraient aussi payer leur solde vont alors occuper
les villages “ coupables ” de l’Ariège !… Mais quels bénéfices
peut retirer un gouvernement sur des gens qui n’ont presque rien ?
Louis-Philippe se rend compte qu’aucune forme de répression ne
viendra à bout de ces obstinés et des négociations vont alors s’engager dès la
fin de 1830. Une commission paritaire départementale des forêts est
constituée : elle est composée d’un côté de l’État et des propriétaires
forestiers et de l’autre des communes. Les droits d’usage ancestraux de ces
dernières sur les forêts sont étudiés. Le 23 février 1831 une ordonnance
ministérielle restaure le droit de pacage et celle du 27 mai 1831 supprime pour
l’Ariège toutes les dispositions du code forestier de 1827 qui avaient enflammé
la région. Et pour couronner le tout, une amnistie générale est signée, les
condamnés sont libérés, toute poursuite judiciaire est stoppée.
C’est
incontestablement une grande victoire pour les Demoiselles et toute la
population solidaire. Mais n’arrive-t-elle pas trop tard ? Ces quelques
années de guérilla intense et de résistance contre les pouvoirs établis ont
créé des réflexes d’auto-défense qui reflètent bien le tempérament de ces
populations pyrénéennes. Montségur n’est pas très loin !
Durant trente ans
encore donc, les Demoiselles apparaîtront et disparaîtront ici et là, plus
sporadiquement certes mais avec autant de détermination. Ainsi, en 1832, c’est
l’attaque du château d’un maître de forge, le baron d’Allens.
Ce sont aussi des
pierres lancées contre les Salamandres deux ans plus tard. En 1837, une
compagnie du 17e de ligne est envoyée contre une vingtaine de
Demoiselles dans la forêt de Bélesta. Des gardes forestiers
sont attaqués à coups de hache en 1848 lors d’une manifestation des habitants
de Mijanès accompagnés de Demoiselles au son des
tambours.
De 1848 à 1872
(c’est-à-dire durant la 2e République, tout le second empire et
jusqu’après la guerre de 1870 et
Leurs
revendications, nous l’avons vu, sont plus économiques et sociales que politiques.
On verra en effet durant toute cette période des gens se rassembler au cri de
“ Vive le roi ” et d’autres proclamer : “ Lo rei es un tesson ! ”; certains écriront
“ vive la république ” ou “ vive la liberté ” ;
on verra même fleurir des drapeaux anarchistes ! En somme, peu de
cohérence politique dans tout cela…
Pour certains
historiens, les actions des “ Demoiselles ” relèveraient plutôt d’un
“ carnaval engagé ”. Pour preuve, la multiplication des
actions de guérilleros déguisés en femmes, surtout en février et mars, périodes
propices au carnaval traditionnel.
Ainsi, le 2 mai
1857, le journal L’Ariégeois rapporte une scène qu’on croirait sortie
d’un jugement de carnaval. Tout ceci n’a rien de très surprenant dans un pays
où le Carnaval était souvent l’occasion pour les pauvres et les petites gens de
se venger des puissants en les mettant en scène par des déguisements
burlesques.
Le
capitaine s’avança au milieu de deux Demoiselles habillées en prêtres et
prononça en patois d’un air solennel le discours dont voici la
traduction : “ Nous sommes les serviteurs du Grand Lucifer ;
il nous a envoyés dans les quatre coins du monde pour tuer les charbonniers,
brûler les charbonnières et incendier les forêts. Nous avons fait le tour de
l’Amérique, de |
Il n’en reste pas
moins que cette “ guerre des Demoiselles ” qui dura plus de
quarante ans ne fut pas une simple mise en scène carnavalesque : on l’a
bien vu par toutes les actions dures conduites durant cette période. Elle fut
aussi et surtout une lutte para-révolutionnaire menée certes par de simples
paysans pauvres des Pyrénées mais aussi par l’ensemble de la population de ces
montagnes, y compris avec l’appui de certains propriétaires et de
notables :
tous ensemble ils se
sont battus pour la défense de leur identité culturelle et des moyens de
subsistance traditionnels des communautés agro-pastorales.
Le développement du
chemin de fer et la découverte du minerai de fer lorrain freineront l’intérêt
des forges d’Ariège et celui des coupes forestières. Ajoutons à cela le début
d’un dépeuplement de ces montagnes, et l’on comprendra que la lutte des
“ Demoiselles ” ait perdu alors sa principale raison d’être.
Georges Labouysse