Conférence de Jòrdi Labouysse

 

07 décembre 2010

 

D’étranges

Demoiselles

          

 

"La mise en vigueur du nouveau code forestier avait irrité généralement le peuple des montagnes…"

Vincent de Chausenque

Capitaine du Génie – 1829

 

 

 Mais qui sont ces "Demoiselles" ?

Quel est donc ce conflit?

Son origine?

http://www.google.fr/mapdata?CxXoio8CHfSnEAAg____________AQwt6IqPAjX0pxAAQLACSJwBUgJGUmgBkAEGSes opérations?

Son issue?…            

 

 

 

“ La mise en vigueur du nouveau code forestier avait irrité généralement le peuple des montagnes… ”

Victor de Chausenque
Capitaine du Génie – 1829

5 avril 1829 à Moulis en Ariège ! Les cheveux longs, le visage barbouillé de noir, la tête coiffée d’un bonnet burlesque et cachée sous une voilette de tulle, les sourcils et la moustache implantés de poils de cochon, un pantalon de bure grise à demi caché sous une longue chemise de lin blanche serrée à la taille par une ceinture rouge, armées de haches, de faux et de gourdins, elles renversent les meules et les cabanes des charbonniers, elles tirent en l’air avec quelques fusils de chasse pour effrayer et déloger les gardes qui protègent les gros propriétaires forestiers…

ELLES ! ce sont les “ Demoiselles ” qui harcèlent des “ Salamandres ” sur un théâtre d’opérations limité aux Pyrénées ariégeoises et commingeoises. Une drôle de guerre qui va durer 43 ans et ne comptera que deux morts !!! Une véritable guérilla qui va mettre en émoi toute une région et qui sera l’objet de toutes les conversations dans les chaumières du Couserans et du Comminges comme dans les rues de Toulouse, en cette année 1829 où la monarchie absolue vit ses derniers instants en France, à l’aube de la révolution industrielle.

Mais qui sont ces “ Demoiselles ” et ces “ Salamandres ” ? Quel est donc ce conflit ? son origine ? ses opérations ? son issue ?… Autant de questions auxquelles nous allons essayer de répondre

 

Territoire nourricier et droits coutumiers

Depuis des temps immémoriaux, les paysans pauvres des Pyrénées utilisaient gratuitement la forêt pour survivre : troncs d’arbres pour construire leur habitation, bois mort pour se chauffer, pacages pour de petits troupeaux, braconnage et cueillette sauvage, défrichement et brûlis pour une mise en culture de quelques parcelles…

Nous savons qu’au Moyen Âge le roi et les seigneurs laïcs ou ecclésiastiques étaient propriétaires de l’ensemble des forêts, dont ils accordaient cependant des droits d’usage aux paysans, des droits concédés parfois volontairement ou plus souvent, après de longues luttes. Mais si dans la France de cette époque – le nord de la Loire – on ne comptait “ nulle terre sans seigneur ” en Occitanie au contraire les “ alleux ”, terres libres, étaient nombreux. Dans les Pyrénées en particulier, les communautés paysannes étaient la plupart du temps propriétaires des forêts où elles vivaient, soit qu’elles les possédaient depuis l’Antiquité romano-wisigothique, soit qu’elles les avaient acquises de leur seigneur direct… de gré ou de force !

 

 

 

 

 

 

Ce fut en effet le cas au XIIIème siècle pour le Couserans avec la concession de droits forestiers par le Comte de Foix en faveur des communautés de la région de Saint-Girons. Il en fut de même pour les communautés rurales du Luchonais par le Comte de Comminges. C’est d’ailleurs dans ces deux régions que se propagera au XIXe siècle la fameuse “ Guerre des Demoiselles ”.

Avec la Révolution de 1789, ces communautés deviendront des communes qui resteront propriétaires de ces forêts. Il n’en sera pas de même avec Napoléon Ier qui va confisquer tous ces biens communaux et les intègrera au domaine forestier de l’État pour satisfaire les besoins de ses armées.

Mais il y a plus grave pour les paysans pauvres des Pyrénées. Les forêts seigneuriales de l’Ancien Régime devenues “ biens nationaux ” sous la Révolution furent vendues à de riches bourgeois et se retrouvèrent ainsi “ biens privés ” dont les nouveaux propriétaires n’avaient de compte à rendre à personne.

Ceux-ci contestèrent tous les droits ancestraux des anciennes communautés rurales, recrutèrent alors des gardes forestiers privés pour bouter les paysans hors de leurs domaines, déboisèrent sans pitié pour alimenter l’industrie et les nouvelles machines à vapeur. Mais, alors que la valeur du bois subissait une inflation galopante en raison de la forte demande industrielle – la houille n’était pas encore au goût du jour ! –, la forêt restait incontournable pour la survie des communautés paysannes d’Ariège dont la population venait d’augmenter de 30% en 30 ans !

Maîtres de forge et colonisation

Or c’est dans ce contexte que sera voté le code forestier de 1827 qui mettra le feu aux poudres dans l’Ariège ! Lors des débats parlementaires, le député Terrin de Santas justifie cette loi : “ L’industrie dont la prospérité augmente tous les jours demande à nos forêts d’immenses ressources que les fouilles dans les entrailles de la terre ne peuvent remplacer, surtout pour la qualité du combustible ”.

Franchises et droits d’usage ancestraux furent ainsi supprimés et par voie de conséquence tout paysan qui continuait à les pratiquer était considéré comme un “ hors la loi ” et condamné à de fortes amendes ou embastillé ! Pour Saint-Girons, on cite le nombre de procès-verbaux pour délits forestiers qui ne cessera d’augmenter chaque année : ils étaient de 192 en 1825,

ils seront de 830 en 1833 et de 2300 en 1840 ! Un vieillard s’est même vu condamner à Tarbes à 11,60 F d’amende – plus les dépens et dommages-intérêts – pour avoir récolté dans un bois 25 cl de glands !… Heureusement que le ridicule ne tue pas !!!

Napoléon Ier désignait l’Ariège comme “ le pays du fer et des hommes ”. Les hommes pour l’armée… et les mines de fer pour les maîtres de forge. Ces derniers étaient en général de gros propriétaires forestiers qui décimaient les forêts pyrénéennes – en moyenne 15000 ha par an ! – pour obtenir du charbon de bois destiné à l’exploitation du fer ariégeois qui leur permit d’engranger des fortunes appréciables.

Quand les communes et les paysans réclamaient l’exercice de leurs droits immémoriaux, les juges complices des maîtres de forge exigeaient la production de documents écrits qu’ils savaient disparus depuis longtemps !

Et pour asservir totalement les populations indigènes qu’ils avaient privées de leurs terres ancestrales et de leurs moyens de subsistance traditionnels – selon des procédés utilisés dans tous les pays colonisés –, ces mêmes propriétaires forestiers se rendaient maîtres de tout le petit commerce local : plusieurs disettes s’en suivirent ; misère et répression caractériseront cette période dans la haute Ariège, le haut Comminges et le Pays de Sault.

Vers la révolte

Les conditions de vie de ces montagnards sont ainsi de plus en plus rudes. Ils vivent en autarcie dans des vallées cloisonnées où les moyens de communication sont difficiles. Ils consomment ce qu’ils produisent et – en l’absence de radio ou de télévision ! – ils ne connaissent pas ce qui se passe à l’extérieur. La plupart du temps, ils ignorent même les changements successifs de régime depuis la Révolution : de 1815 à 1830, voici Napoléon Ier, Louis XVIII, Charles X. Louis-Philippe : quatre souverains en quinze ans !

Ils s’en sont d’autant moins aperçu que pour eux la France est un pays lointain et que leur langue maternelle est et demeure gasconne. Le “ breich ” ou le “ masc ” remplace avantageusement le médecin ; des êtres surnaturels peuplent toujours leurs forêts et leurs habitats. Comment, dans ces conditions, pourraient-ils analyser la situation qui leur est imposée et connaître les vrais responsables de tous leurs maux ?

Mais ceux qu’ils rencontrent régulièrement, ce sont les charbonniers qui détruisent leurs forêts au profit des maîtres de forges, et les gardes forestiers qui sont les agents permanents de la répression.

Ces derniers sont particulièrement redoutés et détestés par les paysans pauvres qui les ont surnommés les “ salamandres ” en raison de leur uniforme jaune et noir. En effet, ces gardes sont payés par l’État ou par les propriétaires privés… plutôt mal que bien, à tel point que pour “ arrondir ” leurs fins de mois ou de trimestre, ils n’hésitent pas à laisser des villageois les plus riches frauder dans la forêt… quitte ensuite – ils sont assermentés – à désigner les paysans pauvres comme auteurs des délits !

En 1828. la coupe est pleine ! La révolte gronde ! C’est alors que des fées sortiront des forêts et que d’étranges demoiselles vont démoraliser les salamandres des maîtres de forges pyrénéens par une guérilla habilement conduite durant plus de 40 ans !…

D’étranges “ demoiselles ”…

“ Les habitants les plus paisibles étaient tous disposés en faveur des Demoiselles… ”

Victor de Chausenque
Capitaine du Génie – 1829

Jeudi 4 septembre 1828 à Sentein dans l’Ariège : tout est calme ! Soudain des paysans en colère prennent la mairie d’assaut ; on casse les coffres, à la recherche de documents qu’on ne trouvera pas ! C’est que les nouveaux propriétaires forestiers, qui sont souvent aussi maîtres de forge, contestent aux communautés paysannes des Pyrénées la propriété des forêts dont elles avaient hérité depuis l’Antiquité ou le Moyen Âge.

Alors ces paysans pauvres, sommés par la justice de montrer leurs titres de propriété depuis longtemps disparus vont rechercher ces anciennes chartes qui prouveraient leur bonne foi. Acculés au désespoir, ils entreprennent des actions qui marqueront la mémoire collective de ce pays. Ainsi, en février 1829, dans la forêt de Bethmale, des agents de la répression – les fameux gardes-forestiers payés par les propriétaires privés ou l’État et que la population surnommera les Salamandres – perquisitionnent sans ménagement les maisons de quelques paysans isolés. Surgissent alors huit hommes déguisés et armés d’instruments divers, qui les chassent… C’est le début d’une insurrection permanente.

Fin mai de cette même année, près de Saint-Lary en vallée d’Autrech : un troupeau de moutons accompagné de six bergers broute dans la forêt domaniale qui leur est interdite. Une vingtaine de gardes-forestiers conduits par le chevalier d’Antras sous-inspecteur des eaux et forêts, tente de s’emparer des bêtes. C’est alors qu’un bruit assourdissant résonne à leurs oreilles : trente Demoiselles donnent l’alerte avec leurs trompes d’appel. Aussitôt une centaine de paysans envahit le secteur, encercle les salamandres qui ne trouvent leur salut que dans la fuite.

Quelques jours après, toute la région de Castillon est en émoi et, dès janvier 1830, les Demoiselles sont maîtres du terrain non seulement dans le sud de l’Ariège, mais aussi depuis Aspet et Saint-Béat en Haute-Garonne jusqu’à Belcaire dans l’Aude !

Des faux, des bâtons, des haches, quelques fusils de chasse pour tirer en l’air (!) : ce sont les armes hétéroclites et modestes de cette “ armée ” qui effraie les autorités. Une armée “ de l’ombre ” constituée de petits commandos d’hommes déguisés en demoiselles, très mobiles, qui apparaissent et disparaissent comme par enchantement là où on ne les attend pas…

à l’image de ces nombreuses apparitions séculaires de fées ou de vierges miraculeuses qui peuplent sur la chaîne pyrénéenne “ las tutas deras hadas ” ou “ las tutas de las fadas ”…

Le 13 mars 1830, Hippolyte Galy-Gasparrou notaire et maire-adjoint de Massat tombe face à une “ armée ” de Demoiselles qu’il décrit ainsi : “ Le chef avec qui je parlais était d’une taille très élevée, portait un jupon par-dessus son pantalon de bure grise, avait une peau de mouton sur la tête qui lui recouvrait la figure, où il avait fait trois ouvertures pour y voir et respirer; il portait un sabre de cavalerie légère. Un autre, armé d’une hache et d’une taille ordinaire, était recouvert d’une chemise resserrée par une ceinture rouge où était attaché un pistolet d’arçon ; il avait la figure barbouillée de noir, avec des poils de cochon implantés sur toute la figure, et principalement les sourcils et la lèvre supérieure; il était coiffé d’un vieux shako. Le reste de la troupe était à peu près costumé de la même façon. “ 

Deux méthodes de lutte très efficaces…

Dans l’espoir de se débarrasser des charbonniers, des gros propriétaires forestiers et de leurs gardes, les Demoiselles vont pratiquer des méthodes d’action qui se révéleront très payantes.

 

Tout d’abord, pour déstabiliser l’adversaire (comme le feront les Résistants et les Maquisards durant l’occupation allemande), on va le harceler en permanence par des lettres de menace, des placards sur des édifices publics. des raids à domicile…

La lecture de ces lettres montre que c’est toute une population qui s’insurge ou du moins qui est complice. En effet, certaines sont manifestement écrites par de simples paysans dans un français fortement occitanisé : “ Par ordre des Demoiselles supérieures, parvenons (prévenons) le peuple de la ville de Massat que le premier individe (individu) qui alougéra (logera) Fournié, sa maison sera démoulli la pière de dessus dessous. Nous parvenons les cler (les curés) de Massat quand les gardes iront dans les afourés (les forêts) dalér sounér ala gounie (sonner le glas : sonar l’agonia) pour héeux. Signée Mademoiselle Laporte. ”

D’autres dans un français plus “ académique ” sont sûrement l’œuvre d’intellectuels du village, comme celle-ci adressée au maître de forge de Sauzat : “ Monsieur, Le Chef du régiment des Demoiselles a l’honneur de vous représenter que les forges qui sont proches des forêts doivent être détruites à fond et la vôtre est du nombre. Vive la liberté. ”

La guérilla constitue un autre moyen très efficace pour faire plier l’adversaire ici comme ailleurs dans l’Histoire du Monde : des attaques surprises par de petits groupes très mobiles qui se fondent dans la nature et dans la population. Ainsi l’action des Demoiselles rencontre de plus en plus la faveur des villageois, à tel point qu’elles n’hésitent pas se manifester en plein jour avec parfois un “ culot ” monstre, comme ce défilé en armes et en musique en pleine fête du village de Balaguères le 24 janvier 1830… Trois jours plus tard, “ elles ” sont 500 à pénétrer tranquillement dans la mairie de Massat pour déposer leurs doléances : suppression de toute taxe sur le ramassage du bois de chauffage dans les forêts et surtout le départ des gardes-forestiers !

Deux compagnies d’Infanterie de ligne viendront alors occuper cette ville de 4000 habitants… après le départ des 500 Demoiselles… qui réapparaîtront le 17 février : et là “ elles ” seront 800 pour encercler les troupes de Charles X dans Massat assiégée ! L’affrontement aurait pu tourner au carnage sans l’habile négociation conduite par le maire-adjoint Galy-Gasparrou qui permit la levée du siège par les Demoiselles.

Toutes ces actions auront des conséquences positives pour les insurgés, puisque, paniqués à l’idée de rencontrer une demoiselle. les gardes-forestiers et les charbonniers même encadrés par des soldats hésiteront dés lors à accomplir leur mission…

Demoiselles un jour… paysans toujours !

L’attitude des autorités face à ces “ Z’événements ” (comme dirait Coluche !) est très amusante.

Dans un premier temps, devant leurs récits de plus en plus fantastiques et alarmants, les gardes-forestiers sont traités de poltrons visionnaires… tandis que de leur côté les gendarmes affirment n’avoir jamais rien vu ni rien entendu… À croire que les destructions des maisonnettes des charbonniers ou les abattages d’arbres destinés aux maîtres de forge, les incendies de domaines ou les “ bastonnades ” endurées par les salamandres… sont l’œuvre de quelque esprit malin de la forêt !

On ne peut fermer les yeux trop longtemps. Alors on s’en prend comme de coutume à de mystérieux agents de l’étranger: le préfet de l’Ariège n’hésite pas à affirmer :

“ Ce qui d’après mes informations me paraît le plus vraisemblable, c’est que ce sont des Espagnols poursuivis dans leur pays, quelques déserteurs des communes environnantes et deux Castillonnais condamnés à mort par contumace. ” !

Mais devant l’ampleur de la révolte qui atteint environ 150 000 personnes vers 1830, ce même préfet traite les paysans ariégeois de cannibales et il écrit au Président du Conseil le 30 juillet 1831 que les Ariégeois sont “ aussi sauvages et brutaux que les ours qu ils élèvent ”… Bravo l’ambiance !

Alors ces Demoiselles qui sont-elles en réalité ? En général des jeunes de moins de 20 ans, qui sont rejoints par des déserteurs et des insoumis fort nombreux dans nos régions depuis les guerres napoléoniennes,

encore plus sous Louis XVIII et Charles X. Rappelons-nous à ce sujet la célèbre chanson du conscrit languedocien :

Leu soi un paure conscrit
de l’an mil uèit cent dètz.
Me cal daissar lo Lengadòc
per m’en anar a la mort.

 

Toutefois quelques anciens militaires feront profiter de leur expérience ces demoiselles particulières.

 

De plus, comme les Pyrénées n’ont jamais été une frontière pour ces montagnards, les habitants de Lez et de Bosost dans le Val d’Aran soutiendront activement leurs frères gascons de Saint-Béat ou de Luchon.

Contrairement à ce qui se passe en général dans une guerre ou un soulèvement “ classique ”, nous n’avons pas ici chez les Demoiselles une grande armée avec une hiérarchie et un commandement unique. Il s’agit plutôt de petits groupes très mobiles de quelques dizaines d’hommes dans chaque village, avec chacun son chef, qui évoluent d’une manière autonome sur un terrain qu’ils connaissent bien. Des hommes qui disparaissent rapidement après une action de commando et que l’on retrouve aussitôt après paisiblement occupés dans leurs champs !

Et pourtant, en entreprenant quelques actions combinées de grande envergure, comme nous l’avons vu plus haut, ils ont réussi à “ intoxiquer ” les autorités : leur armée compterait 1 200 000 hommes du Pays Basque à la Catalogne, avec de nombreux régiments, des lieutenants, des capitaines, des colonels, des “ Demoiselles Supérieures ”… bref toute une hiérarchie aux ordres d’un commandant suprème : “ Mademoiselle-la-Grande ”.

“ Messieurs du gouvernement, si vous ne détruisez pas les gardes forestiés, vous allez voir une grande guerre en France dans peu de temps… ”

Les Demoiselles du Saint-Gironnais

Le portrait de Vidalou

Dans l’illustré La Mosaïque du Midi, Prosper Barousse décrit Vidalou, le présumé chef suprême des Demoiselles relatée en 1839, dans les termes reproduits ci-dessous. Vidalou, c’est en réalité Jean-Baptiste Lafforgue qui commandait seulement les Demoiselles du secteur de Saint-Lary. Mais ajoutons à cela une aventure amoureuse “ à l’eau de rose ” attribuée à Vidalou par ce journaliste, et il n’en faudra pas moins pour populariser l’action des insurgés d’Ariège à travers tout le pays.

 

 

 

 

 

On l’appelait Vidalou. Il était haut de taille, musclé comme un hercule; sa tête, toujours droite. était un type de fierté. Il avait à volonté des caresses ou de la dureté dans ses regards, de la dignité ou du cynisme dans ses paroles. Il avait eu cependant un obstacle bien grave pour faire accepter sa supériorité : il était bossu. Jean Vidalou était d’un village perdu dans les gorges. Le son de la corne d’alarme ne lui serait jamais parvenu s’il ne se fût trouvé dans les montagnes au moment où le soulèvement éclata. Il devinait d’instinct que dans cette agitation il aurait sa place. Ses espérances ne l’avaient pas trompé: les paysans sentirent sa domination morale et lui remirent le commandement général des bandes de Demoiselles.

Répression militaire, judiciaire, économique

Les pouvoirs publics, eux, tiendront un langage différent, propre à terroriser non pas les terroristes, mais la bourgeoisie établie, les grands propriétaires et les agents gouvernementaux. On parlera alors de “ fusillades horribles, d’assassinats de charbonniers, de malheureux défenseurs enterrés vivants sous les ruines des forteresses abattues par les paysans ” !…

 

 

Autant de propos officiels qui prêtent à sourire quand on sait que cette “ guerre ” ne fit que deux morts en 43 ans : du côté du parti de l’ordre, un garde forestier abattu par des paysans en 1867 ; et du côté des Demoiselles, François Baron tué par les “ Salamandres ” en 1832.

Au moment même où Charles X puis Louis-Philippe Ier entreprennent la conquête militaire de l’Algérie, le gouvernement français tente d’occuper l’Ariège pour réprimer avec force la rébellion en envoyant un ancien des guerres napoléoniennes, le général Lafitte, à la tête d’une armée de 13 compagnies d’infanterie de ligne et 8 brigades de gendarmerie, soit une moyenne d’un militaire pour 126 habitants !

Mais pour quelle efficacité ? C’est oublier que nous sommes là en présence d’une guérilla de paysans de la montagne qui d’une part connaissent parfaitement leur pays face à des militaires “ étrangers ” et qui, d’autre part, ont le soutien de toute la population (hormis les grands propriétaires) y compris la grande majorité des maires. des francs-maçons et du clergé, des douaniers et aussi des postiers qui n’hésitent pas à saboter le courrier administratif !

Dans ces conditions, inutile d’introduire des espions dans la population ou “ de créer un service de renseignements ” puisque, comme l’écrit le préfet d’Ariège au ministre de l’intérieur le 5 avril 1830 : “ Les paysans de l’Ariège ont, en ce qui concerne les forêts, des intérêts tellement liés qu’on ne peut espérer trouver parmi eux des agents secrets de l’autorité qu’en les achetant assez cher ”.

Des arrestations auront bien lieu, des procès en cours d’assises à Foix et à Toulouse seront tenus avec force publicité pour effrayer la population, mais faute de preuves suffisantes les accusés seront souvent relâchés… Et ceux qui seront condamnés passeront pour des héros aux yeux de tous ! Devant l’inefficacité de ces procès, le gouvernement va durcir la répression et s’attaquer au porte-monnaie des communes en instituant la notion de “ responsabilité collective ” pour tout acte délictueux commis sur le territoire communal, même par un seul habitant !

Des amendes de plus en plus considérables et exigibles sur le champ frapperont les communes qui se verraient contraintes d’augmenter les impôts directs de 70 à plus de 450%, d’après le calcul des historiens ! Une exigence impossible à satisfaire…

Comme au bon vieux temps des dragonnades de Louis XIV contre les Protestants, des soldats logés et nourris chez l’habitant qui devraient aussi payer leur solde vont alors occuper les villages “ coupables ” de l’Ariège !… Mais quels bénéfices peut retirer un gouvernement sur des gens qui n’ont presque rien ?

La victoire des Demoiselles

Louis-Philippe se rend compte qu’aucune forme de répression ne viendra à bout de ces obstinés et des négociations vont alors s’engager dès la fin de 1830. Une commission paritaire départementale des forêts est constituée : elle est composée d’un côté de l’État et des propriétaires forestiers et de l’autre des communes. Les droits d’usage ancestraux de ces dernières sur les forêts sont étudiés. Le 23 février 1831 une ordonnance ministérielle restaure le droit de pacage et celle du 27 mai 1831 supprime pour l’Ariège toutes les dispositions du code forestier de 1827 qui avaient enflammé la région. Et pour couronner le tout, une amnistie générale est signée, les condamnés sont libérés, toute poursuite judiciaire est stoppée.

C’est incontestablement une grande victoire pour les Demoiselles et toute la population solidaire. Mais n’arrive-t-elle pas trop tard ? Ces quelques années de guérilla intense et de résistance contre les pouvoirs établis ont créé des réflexes d’auto-défense qui reflètent bien le tempérament de ces populations pyrénéennes. Montségur n’est pas très loin !

Durant trente ans encore donc, les Demoiselles apparaîtront et disparaîtront ici et là, plus sporadiquement certes mais avec autant de détermination. Ainsi, en 1832, c’est l’attaque du château d’un maître de forge, le baron d’Allens.

Ce sont aussi des pierres lancées contre les Salamandres deux ans plus tard. En 1837, une compagnie du 17e de ligne est envoyée contre une vingtaine de Demoiselles dans la forêt de Bélesta. Des gardes forestiers sont attaqués à coups de hache en 1848 lors d’une manifestation des habitants de Mijanès accompagnés de Demoiselles au son des tambours.

De 1848 à 1872 (c’est-à-dire durant la 2e République, tout le second empire et jusqu’après la guerre de 1870 et la Commune) 150 guérilleros arpentent encore à visage découvert les secteurs de Saint-Girons et de Massat.

Une lutte pour la survie des communautés agro-pastorales

Leurs revendications, nous l’avons vu, sont plus économiques et sociales que politiques. On verra en effet durant toute cette période des gens se rassembler au cri de “ Vive le roi ” et d’autres proclamer : “ Lo rei es un tesson ! ”; certains écriront “ vive la république ” ou “ vive la liberté ” ; on verra même fleurir des drapeaux anarchistes ! En somme, peu de cohérence politique dans tout cela…

Pour certains historiens, les actions des “ Demoiselles ” relèveraient plutôt d’un “ carnaval engagé ”. Pour preuve, la multiplication des actions de guérilleros déguisés en femmes, surtout en février et mars, périodes propices au carnaval traditionnel.

Ainsi, le 2 mai 1857, le journal L’Ariégeois rapporte une scène qu’on croirait sortie d’un jugement de carnaval. Tout ceci n’a rien de très surprenant dans un pays où le Carnaval était souvent l’occasion pour les pauvres et les petites gens de se venger des puissants en les mettant en scène par des déguisements burlesques.

Le capitaine s’avança au milieu de deux Demoiselles habillées en prêtres et prononça en patois d’un air solennel le discours dont voici la traduction : “ Nous sommes les serviteurs du Grand Lucifer ; il nous a envoyés dans les quatre coins du monde pour tuer les charbonniers, brûler les charbonnières et incendier les forêts. Nous avons fait le tour de l’Amérique, de la Chine et du Japon ; partout, nous avons anéanti charbonniers et forêts ; et vous tous, tremblez, car votre heure est proche ! Partez, partez, misérables, mais gardez-vous d’irriter l’invincible Lucifer en mettant le pied dans la forêt car alors vous seriez perdus sans retour… ” (L’Ariégeois, 2 mai 1857)

 

La défense d’une identité culturelle

Il n’en reste pas moins que cette “ guerre des Demoiselles ” qui dura plus de quarante ans ne fut pas une simple mise en scène carnavalesque : on l’a bien vu par toutes les actions dures conduites durant cette période. Elle fut aussi et surtout une lutte para-révolutionnaire menée certes par de simples paysans pauvres des Pyrénées mais aussi par l’ensemble de la population de ces montagnes, y compris avec l’appui de certains propriétaires et de notables :

tous ensemble ils se sont battus pour la défense de leur identité culturelle et des moyens de subsistance traditionnels des communautés agro-pastorales.

Le développement du chemin de fer et la découverte du minerai de fer lorrain freineront l’intérêt des forges d’Ariège et celui des coupes forestières. Ajoutons à cela le début d’un dépeuplement de ces montagnes, et l’on comprendra que la lutte des “ Demoiselles ” ait perdu alors sa principale raison d’être.

Georges Labouysse